Interview d’Alban Sauce, programmateur électronique de la Belle Electrique

 

Depuis janvier 2015, la Belle Électrique offre un nouveau souffle à la culture grenobloise en proposant une salle de spectacles d’une capacité inédite, à mi-chemin entre des salles plus petites (La Source, Ampérage) et les mastodontes (Summum, Palais des Sports). Ce nouveau venu a permis de recentrer tout un pan des musiques actuelles jusqu’alors en retrait dans une ville où la jeunesse occupe une place de premier plan. Salle de concert classique en semaine, LBE se transforme en club les nuits de week-ends, proposant une programmation unique dans la région qui a très rapidement rencontré un franc succès. Afin de mieux comprendre les choix artistiques fait et à venir mais aussi les modèles qui inspirent la salle, nous avons rencontré Alban Sauce, programmateur des soirées électroniques.


 

Dystopian label night – juin 2016

 

Comment décrirais-tu ton rôle au sein de La Belle Électrique ?

Je m’occupe de la programmation, du suivi des artistes avant la soirée, notamment les négociations pour les faire venir, mais aussi pendant la soirée. Une fois qu’ils sont arrivés, mon rôle est de s’occuper d’eux, qu’ils aient tout ce qu’ils veulent : à boire, à manger, ou bien des demandes farfelues écrites dans ou en dehors de leur rider. En amont de la date, on travaille aussi les aspects techniques avec Pierre qui est le régisseur général. Il définit des équipes notamment en fonction de mes demandes : le son, la lumière et éventuellement la vidéo. Mais mon rôle est avant tout d’écouter de la musique, de booker des artistes et de les faire venir le week-end quand on peut.

 

Certains de vos line-up sont assez équilibrés musicalement (Ame + Recondite + Oxia) et parfois moins (Stephan Bodzin + French79 + The Driver). Comment gères-tu la cohérence de ces affiches ?

Il y a deux choses. Soit je fais une cohérence en fonction du style musical, de l’esprit et des artistes. Par exemple, pour Recondite et Âme, je sais qu’ils se connaissent et qu’ils sont contents de jouer ensemble. On pose la question aux managements, et ils nous indiquent si ça colle ou pas. C’est souvent intéressant d’avoir ce genre de choses, comme des soirées à labels, même si des artistes ont des couleurs musicales différentes, car l’idée de se retrouver ensemble est toujours intéressante. Ils arrivent à le communiquer dans leur musique quand ils jouent.

Pour un cas comme Bodzin, French79 et The Driver, je trouve qu’artistiquement parlant, ce n’est pas si éloigné que ça. J’essaie toujours d’avoir une cohérence ou une montée en puissance. Je savais que French79 adore Bodzin, ce qui rendait intéressant le fait d’avoir les deux en même temps. Avoir un artiste français en train de monter qui vient de sortir un album, un artiste très reconnu et un artiste plus techno mais pas aussi radical que sous son alias Manu le Malin montre qu’il y a une certaine cohérence. Ça ne saute peut-être pas aux oreilles tout de suite mais il y a quand même de la réflexion quand je fais ce type line-up. Je ne ferais jamais un mec qui joue de la house et derrière un qui joue de la techno. Peut-être en festival, mais pas à LBE.


 
Cette année, on a pu voir un plus grand nombre de soirées de labels (Maeve, Dystopian) ou bien des tournées spéciales d’artistes (Agoria Invites). Recherches-tu ce type de thématiques ou bien est-ce plus des opportunités ?

Quand on fait de la programmation, il y a à la fois de l’opportunité et à la fois de la recherche. La chance qu’on a dans les musiques électroniques est qu’on est beaucoup plus sur la recherche et le choix des artistes, contrairement à des groupes de live. Olivier, qui est le programmateur de la partie concerts, est lui malheureusement contraint à cet effet de tournée. Des bookers vont l’appeler en lui disant : « Voilà, j’ai tels artistes qui tournent, est-ce que ça t’intéresse ? ». De mon côté, si par exemple j’ai envie de faire Blawan, je contacte son management et je le signe, parce que c’est une vraie volonté de ma part. C’est vraiment deux types de travail très différents car on ne procède pas de la même manière. En plus, il y a de moins en moins d’opportunités parce que si le gars joue à Paris la veille ou le lendemain, il ne pense pas tout de suite à La Belle Electrique à Grenoble. Et puis c’est tellement facile de prendre un avion et de jouer à l’autre bout de l’Europe que l’opportunité est devenue vraiment très rare. Ou alors c’est des mecs qui jouent à Lyon, mais généralement je vais les refuser parce que c’est trop proche de Grenoble. L’idée c’est plus de faire ce qu’on a envie de faire et ce qui nous intéresse. On n’a pas vraiment de carcans ou de contraintes.

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Surgeon – octobre 2016

 

La plupart de vos plateaux sont orientés DJ set, même si on voit que le live commence à prendre une part plus importante dans la programmation. Comment gères-tu ça et penses-tu que le public y porte une attention spéciale ?

Je pense que fondamentalement les musiques électroniques sont en train de changer, que les artistes sont en train de changer, et que le public est en train de changer. J’ai organisé ma première soirée en 1999 à l’ADAEP (l’Ampérage actuel), et à l’époque c’était vraiment freestyle : tout le monde faisait des DJ sets, tu n’avais pas beaucoup de lives machine : c’était compliqué et personne ne venait avec son Atari ou son premier PC parce que c’était trop costaud à déplacer. Au départ c’était des DJs pour qui faire des DJ sets et de la musique dans leur chambre suffisait très bien. Aujourd’hui, les artistes recherchent beaucoup plus de reconnaissance. Le seul moyen d’y parvenir est de se produire en tant qu’artiste, c’est-à-dire en tant que band et de faire du live. J’ai l’impression que les artistes de musiques électroniques ont de plus en plus envie de faire du live et de s’exprimer de cette manière-là. D’un autre côté, il y a le public, qui va de plus en plus à des concerts, et qui a aussi envie de voir, dans le cadre d’une soirée electro, un artiste qui ne va pas jouer les disques des autres mais ses morceaux. Parce qu’ils sont reconnus pour ça !

Le live est important pour pas mal d’artistes, et on en fera de plus en plus je pense. Et notamment des lives à 20h30 (format concert), ce qui représente pour moi un deuxième palier. Je trouve qu’aujourd’hui, la musique électronique rentre de plus en plus là-dedans. Ce sont les musiques populaires d’aujourd’hui, plus que la pop ou le rock. On l’a fait cette année avec Breakbot par exemple. Quand on voit l’exemple de Moderat, c’est typiquement ça : un super combo d’artistes de musiques électroniques qui fait un live plus pop, et qui va jouer plus tôt. Il y a une vraie évolution, et on est là-dedans. L’idée de faire du live, c’est classe aussi, car les artistes viennent souvent avec autre chose : Ils ont un plan de feu, de la vidéo, quelque chose de beaucoup plus physique et visuel pour le public. Je trouve que les lives sont importants, et c’est notre rôle d’en faire. À La Belle, et contrairement à d’autres salles, on a la capacité technique de le faire.


 
Jeff Mills et son live band étaient là en octobre, c’est dans la même idée ?

Complètement, Mills est dans cette idée. En 2017, on devrait faire Superpoze et Rone dans ce même format. Il y a de plus en plus de lives électroniques qui tiennent la route, et il faut qu’on arrive à les présenter. On doit les aider à démocratiser leur musique en montrant que l’idée de l’electro, ce n’est plus des raves dans les champs avec de la hardtek. Il faudrait que ça rentre dans les mœurs en France. Malheureusement, j’ai l’impression qu’on est encore en retard par rapport à d’autres pays européens sur ces thématiques, mais c’est notre rôle de faire comprendre aux gens qui n’y connaissent rien qu’il y a de vrais artistes, que c’est de la vraie musique et qu’on a le droit d’apprécier la musique électronique au même titre que de la pop, du rock ou du hip-hop.

 

Penses-tu que, à côté d’événements structurés comme les votre, certains artistes peuvent encore jouer dans des champs ? Les deux modes semblent pouvoir coexister.

C’est le revers de la médaille : les musiques électroniques se démocratisent mais s’embourgeoisent aussi. Les artistes sont moins téméraires, parce que quand ils découvrent des lieux comme LBE où il y a une équipe technique, une équipe d’accueil, une garantie au niveau du public et la certitude que tout va bien se passer… Une date dans un champ sera tout de suite plus compliquée. Je ne dis pas que ce phénomène va mourir, loin de là : il y aura toujours cet esprit originel de liberté et de pouvoir jouer où l’on veut. Mais les artistes qu’on voit à la LBE sortent clairement d’un circuit embourgeoisé. Ils vont jouer à Dekmantel ou aux Nuits Sonores qui sont des friches industrielles mais hyper contrôlées et suivies. Tout ça ne va pas tuer le mouvement, c’est juste un changement de curseur. C’est comme dans le rock aujourd’hui, t’as le côté concert, mais t’as aussi le côté punk où les gars vont jouer dans des petites salles super crades. Dans l’electro c’est pareil, et ça le restera.

Agoria Invites Oxia – avril 2016

 

Certains artistes apprécient faire des sets très longs, en définissant cela comme une démarche artistique. Par exemple, Laurent Garnier ou Four Tet ne jouent rarement que 2 heures. Est-ce que tu penses inviter un jour des artistes pour des all night long ?

(Rires) J’aimerai bien faire Garnier ! Je pense qu’on y arrivera… Pour te répondre, ça me trotte dans la tête. On l’a fait quand même sur 3 heures avec Ben Klock ou Jeff Mills. Effectivement, un all night long est intéressant. Mais des gens qui jouent sous ce format, ce n’est pas légion. Il y a deux cas : soit tu es producteur et deviens DJ car tu as avant tout besoin d’argent, donc de tourner, soit tu es DJ et devient producteur, en étant avant tout un bon DJ. Dans le premier cas, l’artiste n’aime généralement pas jouer plus de 2 heures, car ce n’est pas son premier métier, et puis parce que c’est compliqué et éprouvant de mixer. Malgré tout, je réfléchis à augmenter un peu les temps sur certains artistes qui viendront en 2017. On aura un all night long avec Talaboman, deux artistes en back to back (John Talabot et Axel Boman) où là, c’est leur projet. Ce sont des choses intéressantes que j’aimerais faire de plus en plus. Mais honnêtement, ce que je compte privilégier, ce sont les soirées consacrées aux labels, où tu as une couleur musicale et une soirée entre potes qui se passe toujours super bien. On l’a fait deux fois avec Dystopian et c’était extraordinaire. Les gars ont adoré et veulent revenir pour ce côté famille et tous ensemble. Je trouve ça plus intéressant que des sets qui durent 3 ou 4 heures parce qu’autant le DJ est dans un bon jour et va faire un super set, autant tu peux avoir 3 longues heures où tu n’auras pas trop le choix. Avec plusieurs artistes, tu peux avoir des bons moments comme des moins bons.

 

Tu parlais de « famille ». Justement, comme vois-tu la salle vis-à-vis du public ?

J’ai du mal à me mettre à la place du public car je suis d’une autre génération, c’est donc compliqué de juger correctement. J’arrive tout de même à voir les attentes du public sur l’artistique. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, on ait encore réussi à créer une communauté LBE sur les soirées électro. J’aimerais qu’on y arrive et que les gens se disent : « on va à la Belle, peu importe qui y passe, ça va être top ! ». On est en bonne voie et on essaye de travailler dans ce sens-là. On écoute ce que les gens disent, et on le prend en compte. J’aimerais bien qu’ils se rendent compte de ça ! Après, je pense que quand t’as 1000 personnes dans une salle, chacun vit sa soirée différemment, et c’est compliqué de généraliser. Ce que je vois quand même et trouve intéressant, et c’était notre but au départ, c’est de rendre cette salle accessible à tous, qu’on y vive et qu’on y danse. C’est notre idée, un peu politique partagée avec Fred, le directeur de la salle, que les publics puissent librement s’émanciper et s’éclater dans une salle, plutôt que de simplement venir écouter religieusement un concert et ensuite de rentrer chez eux. On avait vraiment l’envie de donner la salle au public pour qu’il devienne acteur de sa soirée. Et sur ce point, je trouve qu’on y est plutôt bien arrivé, car on a souvent de superbes ambiances. C’est une grande joie quand on a 600 ou 700 personnes à 5h30 du matin encore là à danser et à écouter les artistes. Et ils apprécient la musique ! Parce qu’il y a des vieux démons comme quoi tout le monde est fatigué à abuser de certaines choses, mais il y a aussi plein de gens qui sont là parce qu’ils apprécient la musique, qui peuvent danser, se lâcher et prendre du plaisir. Tout ça, on y arrive bien même si le plus dur ça va être de durer.

 

Justement, as-tu des modèles de salles avec ce type de communauté ?

Concrete a une communauté. Sur certains clubs berlinois aussi, où ils ont leur public fidèle. Le Berghain peut-être moins maintenant, aujourd’hui c’est plus un club à touristes. Mais au départ, c’était une famille ce club. Les artistes qui font partie de Ostgut Ton, qui s’occupe à la fois du label, du booking et du Berghain, vivent quelque chose de familial, et tout le monde se sentait proche de ces gens-là à une époque. Il y a des clubs comme De School à Amsterdam, qui fait suite au Trouw, un club qui possédait une communauté fantastique. Peu importe ce qu’il y avait, le public y allait, se connaissait, faisait la fête et il y avait un partage de la musique. C’est un peu utopique, surtout aujourd’hui parce que les gens changent beaucoup. On n’est plus à l’époque des Larry Levan où tout le monde allait au Paradise Garage ! Tout ceci existe moins aujourd’hui, mais j’aimerais bien qu’on retrouve ça. Peu importe les artistes, on fait confiance à la salle, à la programmation. Pour parler de modèles, je préfère citer des hollandais plutôt que des allemands. Une salle comme le Melkweg, qui existe depuis des siècles et des siècles, fait des concerts de fou et des soirées électros de dingue. C’est un lieu emblématique dont je préférerais être plus proche que d’un club classique. En plus, on n’est pas un club classique, car on est une salle de concert avant tout.