Zeal And Ardor – Devil Is Fine

Le mélange des genres est un phénomène qui touche la musique depuis bien longtemps. De « Walk This Way » d’Aerosmith et Run DMC au plus récent « Baddest Man Alive », regroupant les Black Keys et RZA du Wu Tang, en passant par l’album Collision Course de Linkin Park et Jay-Z, les artistes ont depuis longtemps compris l’intérêt de croiser les influences, avec plus ou moins de succès. Toutefois, peux nombreux sont les artistes ayant cherché a mélanger des genres quasiment antinomiques, en créant un concept unique et souvent risible sur papier, mais qui, lorsqu’il touche nos tympans, disperse tous nos doutes pour nous immerger dans un univers a part. C’est le cas de Zeal and Ardor, projet suisse formé en 2016 par Manuel Gagneux. Et comme souvent, tout est parti d’une blague sur internet.

Sur le célèbre forum 4Chan, dans un des sujets dédiés au métal, Manuel Gagneux demande à des utilisateurs de citer deux genres de musiques qu’il mélangera pour ensuite en proposer le résultat. Quelqu’un lui propose « nigger music », et un autre utilisateur répond « black metal ». Qu’il en soit ainsi, Zeal and Ardor est né. Mélange apocalyptique entre chants d’esclaves et guitares saturées et agressives, le tout assorti de rythmiques à la fois ethniques et électroniques, le projet ne ressemble a rien de connu, et est bien loin d’être un simple exercice de style.

En effet, si le métissage entre black metal et musique traditionnelle est bien connu, on y retrouve plus souvent accordéons, flûtes et luths que tams-tams et beats electros. Créant un réel lien entre l’imposition du christianisme aux esclaves noirs venus d’Afrique et l’imposition du christianisme aux Païens Nordiques, Manuel Gagneux ne se contente pas simplement de mélanger les genres: il créée un univers cohérent à la fois dans la musique et dans les thématiques abordées dans les morceaux. Si le black metal se traduit dans l’imaginaire populaire par un rejet du christianisme et une adoration pour son opposé (le satanisme, donc), Zeal And Ardor parvient également à introduire ces sujets dans son oeuvre, et ce dès le titre de l’album, Devil Is Fine, avec sa couverture représentant Robert Small, un esclave qui s’est libéré et est devenu par la suite politicien, sur laquelle est superposée le sigil de Lucifer. Refus de l’autorité, refus des codes imposés, références ésotériques, c’est là qu’est l’essence musicale de Zeal and Ardor.

En effet, la musique en elle-même est déroutante au premier abord. Les guitares saturées répondent aux bruits de chaines, la chaleur des chants d’esclaves (entièrement enregistrés par Manuel Gagneux himself) trouve écho dans les nappes de synthétiseurs, et on passe du blast beat le plus classique a des structures polyrithmiques toutes droites sorties d’un album d’électro, le tout enregistré à l’origine dans une cave avec du matériel de mauvaise qualité -pratique que n’aurai pas renié les pionniers du black metal. Entre suppliques, invocations sataniques et hurlements possédés, le chant en lui-même pourrait être un sujet de dissertation d’au moins deux heures: les intonations propres a la musique Noire, avec sa ponctuation si particulière, apportent aux paroles un aspect réellement unique, et les thématiques de satanisme et de liberté prennent alors un autre sens. Ces paroles chantant l’insoumission au christianisme, l’appel a la liberté et l’adoration du Diable semblent tout droit sortie de la gorge d’esclaves en Alabama, qui retournent les croix enflammées du Ku Klux Klan et s’égosillent en secouant leurs chaînes devant leurs maîtres médusés. Cette symbiose touche a son paroxysme sur les morceau Blood In The River , ou l’on entends des chœurs chanter « A good God is a dead one », ou même sur le titre éponyme Devil Is Fine, qui ouvre magistralement l’album.

On ne peut toutefois s’empêcher de trouver ça et là quelques approximations dans l’exécution de certaines rythmiques et dans la manière dont certains éléments se retrouvent mélangés. Le projet ayant été enregistré avec peu de moyens, on sent que l’expérimentation et le côté un peu artisanal ont été les maîtres mots de Manuel Gagneux, et si la forme est parfois un peu brute d’aspect, le fond est lui très sincère, et on se focalise rapidement sur la substance même du projet plutôt que sur son emballage. Si les premières écoutes peuvent être déroutantes, on est ici sur un format assez court, moins de 30 minutes de musique, qui permet une entrée rapide dans le projet et évite surtout la lassitude qu’on peut parfois ressentir devant des compositions aussi expérimentales. De plus, les trois interludes Sacrilegium apportent des sonorités plus ancrées dans l’electro, avec des aspects de ritournelles impies, qui non contents d’être du plus bel effet permettent également a l’auditeur de reprendre son souffle entre deux coups de double pédale.

Il est évident qu’un tel projet ne fera pas l’unanimité, mais l’honnêteté, la qualité de composition et l’aspect novateur du projet en font une référence pour les amateurs de surprises musicales, qui aiment se faire balader d’un univers a l’autre avec des mélodies qui n’ont pas d’équivalent connu. De plus, si Zeal And Ardor a commencé comme un projet solo, Manuel Gagneux est désormais entouré de musiciens, et s’apprête a tourner en Europe durant les mois qui viennent. De nouvelles portes musicales s’ouvrent, et il ne tient qu’à vous de passer celle de Zeal And Ardor. Rejoignez la procession d’esclaves, et loin du froid nordique, brûlez les champs de cotons plutôt que les églises.